Les neutrinos sont des particules particulièrement évanescentes. Des dizaines de milliards de neutrinos, issus de réactions nucléaires au cœur du soleil, traversent chaque seconde chaque centimètre carré de la surface terrestre sans que l'on s'en rende compte. Ils possèdent une masse infime, mille milliards de fois plus faible que celle du quark top et, étrangement, au long de leur déplacement, ils oscillent entre trois saveurs de neutrinos : électronique, muonique et tauique.
Depuis la toute première détection directe d'un neutrino, en 1956 auprès d'une centrale nucléaire, un programme expérimental aussi vaste que varié s'est développé pour étudier la mystérieuse nature de cette particule, utilisant aussi bien des sources artificielles de neutrinos, comme les réacteurs et les accélérateurs, que des sources naturelles atmosphériques, cosmiques et géologiques.
La dernière édition de CERN Courier fait le point sur l’état de l’art en physique expérimentale des neutrinos, et inclut les résultats récemment obtenus auprès de l'installation Tokai-to-Kamioka (T2K) au Japon, qui laissent entrevoir des différences entre l'oscillation des neutrinos et celle des antineutrinos. Elle rend également hommage au rôle clé que joue l'Europe en contribuant à un programme coordonné à l’échelle planétaire pour la recherche sur les neutrinos par le biais de la plateforme neutrino du CERN.
Créée en 2013, la plateforme neutrino du CERN a permis à l'Europe de participer activement à l'installation neutrino longue distance (Long-Baseline Neutrino Facility - LBNF) des États-Unis, avec laquelle le Fermilab pourra envoyer des neutrinos depuis Chicago jusqu'à l'expérience DUNE (Deep Underground Neutrino Experiment), 1 300 km plus loin, dans le Dakota du Sud, et jusqu'au T2K, qui envoie des neutrinos depuis l'accélérateur japonais J-PARC jusqu'au détecteur Super-Kamiokande, à 295 km de distance. DUNE, T2K et son successeur, l'expérience Hyper-Kamiokande, permettront aux scientifiques de mieux comprendre les oscillations de neutrino, tandis qu'une série d'expériences sur une plus courte distance s'intéressent à l'existence possible d'un quatrième neutrino, appelé neutrino « stérile ».
En ce qui concerne le programme basé aux États-Unis, la plateforme neutrino du CERN a effectué une démonstration à grande échelle des chambres à projection temporelle (TPC) de l'expérience DUNE, qui peuvent contenir jusqu'à mille tonnes d'argon liquide, en construisant et en faisant fonctionner deux grands prototypes à phase simple et à phase double. Le détecteur à phase simple ProtoDUNE, qui a enregistré en continu pendant deux ans des données de grande qualité, ouvre la voie au premier module DUNE. Pesant plus de 70 000 tonnes, le détecteur DUNE sera la mise en œuvre la plus importante jamais réalisée de la technologie utilisant l'argon liquide, proposée pour la première fois en 1977 par Carlo Rubbia, ancien directeur général du CERN, et servira à la fois de cible et de détecteur d'interactions de neutrinos.
ICARUS, le premier grand détecteur à argon liquide, a été entièrement rénové par le biais de la plateforme neutrino du CERN. ICARUS était l'un des deux détecteurs (avec OPERA) du laboratoire national du Gran Sasso, en Italie, qui a étudié les neutrinos produits par le Super synchrotron à protons (SPS) du CERN entre 2006 et 2012. Après avoir été rénové, il a été envoyé en 2017 aux États-Unis où il s'apprête à recueillir des données dans le cadre de l'installation neutrino courte distance du Fermilab.
En ce qui concerne les projets de recherche sur les neutrinos au Japon, la plateforme du CERN a participé au développement du spectromètre magnétique Baby MIND et à l'amélioration du ND280, le détecteur proche du T2K. Ce détecteur, qui se trouvait à l'intérieur de l'aimant de l'expérience UA1 au SPS du CERN, est essentiel pour la compréhension du flux des neutrinos avant qu'ils n'oscillent, ce qui est l'une des principales incertitudes des mesures du T2K, et à l'avenir, de l'Hyper-Kamiokande. Par ailleurs, l’expérience NA61/SHINE (SPS Heavy Ion and Neutrino Experiment) du CERN a également permis de mieux comprendre les données du T2K, et aura un rôle important dans les futurs programmes de physique des neutrinos aux États-Unis et au Japon.
La mise à jour 2020 de la stratégie européenne pour la physique des particules, publiée le 19 juin, recommande que l'Europe, et le CERN par le biais de sa plateforme neutrino, continue de soutenir les projets de recherche sur les neutrinos au Japon et aux États-Unis au profit de la communauté internationale des neutrinos. « La physique expérimentale des neutrinos est de retour au CERN, et il semble qu'elle soit revenue pour de bon », observe Albert de Roeck, chef du groupe Neutrinos du département EP.